Le silence déraisonné du monde

 

(texte paru dans le magazine Dapper Dan, février 2016)

 

Ne rien vouloir entendre. Ne pas voir. Faire comme si de rien. Voilà la première des violences. Je me souviens d’un film sorti à la fin du siècle précèdent. À l’orée d’un nouveau millénaire. Ce film du réalisateur danois Thomas Vinterberg se nomme Festen. Il raconte un jeu de massacre dans une famille bourgeoise : névroses, haines, inceste, jalousies, racisme, tout y passe. Dans une scène devenue culte, l’un des fils de cette famille (joué par le génial acteur Ulrich Thomsen) se lève soudain de table et fait tinter son verre pour obtenir le silence autour de lui. Les conversations cessent. Il se met alors à dire le terrible secret de sa famille. Celui de l’inceste. La caméra regarde ce fils en train de comprendre qu’il n’est pas entendu. Les nombreux invités autours de la table sont comme absents face à ses paroles. Ils semblent un peu ennuyés par ce dérangement venu interrompre leur repas. Ça s’arrête là. Ce qui a été dit n’a pas été entendu La révélation du fils étalée sur cette table est une lettre morte. Les hôtes ont repris leur repas. Ils mangent. Comme si de rien n’était.

C’est dans ce silence que nous avons la plus grande violence du monde.

Le chaos qui s’ensuivra est d’abord l’effet de cette négation. Et cette négation n’est même pas une allégorie politique. Elle est notre réel. Celui de l’Europe depuis longtemps déjà. Du déni fait au peuple à être souverain, par exemple. Du référendum de 2005 pour la France jusqu’au traitement de la crise grecque l’année dernière, jusqu’aux charniers sous-marins des migrants se noyant chaque jour en méditerranée.

Il existe une violence sourde, feutrée et légitimée par les puissances économiques.

Elle est la norme. C’est le décor de fond d’un théâtre de la cruauté renversé. C’est notre quotidien mental. Et quand des cris se font percevoir à l’unisson, à l’image de la cuillère tintant sur la coupe de champagne dans Festen, avec ce fils qui veut dire l’horreur : nous savons qu’il n’y aura pas de suite. Tout a été structuré pour l’indifférence. Il n’y a que se rappeler le retentissement mondiale de la photographie du petit Aylan, enfant kurde mort noyé sur une plage turque en septembre dernier. Quid ? Combien d’enfants depuis ?

Le silence l’a recouvert jusqu’au prochain tintamarre médiatique.

L’entropie de la violence se situe dans l’interstice entre le plus grand silence et le plus grand bruit.

Et c’est un bruit noir qui colle au calme de l’indifférence. Il tournoie ou danse comme un couple éméché en pleine nuit, ivre de sa soirée et certain de son amnésie à venir.

Et cette indifférence peut prendre de multiples formes, elle est difficile à dénoncer. Les choses vont trop vite. Nous n’avons plus de recul. Nous ne pouvons plus rien appréhender avec distance. Notre distance mentale a le recul d’une kalachnikov sur une épaule d’un tueur fou. Notre recul est aussi sec que ça. Aussi répétitif. Il bégaie. C’est un micro mythe de Sisyphe. Et ce mythe a besoin d’être nourri par un lendemain instantané. Il est alors immédiatement rechargé par un autre fait.

Les attentats de Paris en décembre vont nourrir en France un principe de guerre civile. Ils vont validés définitivement le fait que des politiques de « gauche » commettent des politiques de droite, voire plus… Ils vont faire taire le moindre début de pensée. Et mettre à terre tout principe de réflexion.

Se dessine ici, un désir de vide. De silence.

Vouloir déchoir des terrorismes français de leur nationalité, c’est vouloir ne rien voir. Ici, il n’y a pas de mythologie. Les Aveugles-Voyants n’existent pas. On veut réduire au silence notre propre reflet : comprendre que nous élevons des enfants prêts à se faire sauter et à nous assassiner. Et que cela n’a rien à voir avec l’Islam. Personne n’a encore fait le lien avec les mass murders américains. La similitude des modes opératoires. La tuerie de masse. Les fusils. Les témoignages de haine et de frustration. L’envie de vengeance envers et contre tout. Il y a pourtant là un effet miroir indéniable. Les terroristes en jouent d’ailleurs, ils sont eux aussi devenus des maîtres en communication.

C’est un business familial. Et c’est aujourd’hui l’entropie du capital.

Au même moment, dans un silence d’église, des calculateurs innervés par des algorithmes font la bourse mondiale. Ils spéculent à toute vitesse en silence. En moins d’une seconde des matières premières sont vendues-revendues-vendues-revendues-vendues-revendues des milliers de fois. On joue nos ressources sans le savoir. L’homme n’y entend plus rien. La technologie qu’il a mise en place a surpassé ses capacités d’entendement. Il fait taire la petite voix intérieure qui pourrait l’avertir, préférant se concentrer sur l’étude nouvelle des émojis, par exemple. C’est la folie. Les experts s’excitent sur la pensée « Télétubbies » du monde. C’est un nouveau langage. Les linguistes sont au travail. Plus besoin de parler. Plus besoin de lire. Cette langue est accessible nous dit-on. Elle est ludique. Elle ne fait pas de bruit. Elle marche par reconnaissance de nos humeurs vides. Les médias en rendent compte avec délectation. Toujours ne rien voir, ne rien entendre. Même la parole nous est ôtée.

Le silence est là. La violence est là.

On se rassure alors à haute dose d’inoculations pornographiques. Des tonnes de corps sur des écrans. Des tonnes de camgirls. Des filles venues de partout autour de la planète monnaient leur pantomime sexuelle en Bitcoins. Les hashtags pullulent. La narration n’existe plus. L’entropie en est sa formule étymologique. Cette transformation quantifie l’information par le manque. Au moins, avions-nous avec la pornographie le souvenir des ahanements, des soupirs et des cris. La pornographie possédait une délicatesse atavique malgré son processus d’addiction contemporaine. Elle était le fond archaïque de notre humanité. La violence et l’entropie de notre temps prévoient aussi de s’attaquer à cet aspect-là de nos vies.

Les émoticônes sexuels sont dans les tuyaux des grandes entreprises.

La jouissance est un smiley.

On réduit l’essence de l’homme à des signaux pour enfants, ou du moins ce que nous croyons être de l’ordre de l’enfant. Mais il ne faut surtout pas confondre l’infantilisation du monde et le monde de l’enfance.

Notre rire est un smiley.

Le seul silence que l’on devrait consacrer est celui de l’extinction des espèces animales. Les animaux disparaissent sans le dire. Notre propre silence à cet égard est insupportable. Ils disparaissent à une vitesse folle. Notre silence est déraisonnable. Il est celui d’une violence pure. Et si nous devions fuir auprès d’un paradis terrestre, il nous faudrait alors, à la manière d’un enfant, entendre leur langage et apprendre à leur parler de la façon la plus naturelle possible.

Notre monde était une cour de récréation, avec sa violence, ses espaces vides, ses rires et ses chutes, et l’espoir insensé que jamais la cloche ne retentirait pour dire la fin de partie. Mais notre monde est aujourd’hui dans l’alarme, dans la sonnerie finale de cette fin de récréation, et nous ne vivons plus que dans cet instant où la fureur du bruit nous réduit au silence.

John Jefferson Selve