À perte de vue de la pensée

 

(texte paru dans le catalogue d’exposition Dessiner l’invisible, septembre 2015)

I

« Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité. »

Giorgio Agamben

 

– Je préfère que les choses soient transparentes, c’est plus clair.

– Plus clair pour qui ?

– Pour notre affaire.

– Moi, je n’y vois rien. 

 

L’invisible ne se conçoit plus et le langage en rend compte. C’est un souhait collectif, une mode en passe de devenir le pouvoir définitif. Des phrases mortes. Le pilote de drone était surpris du nombre de phrases qu’il recevait comme ça. Tous les jours des phrases de tâches, de fonctions : les phrases reptiles de l’automatisation ambiante. Des phrases aveugles à elles-mêmes où la pensée est invisible. Ainsi, cette vibration tremblée du sens dans ce petit dialogue au bord de l’absurde le mit en joie. Il négociait le prix à la minute de la fille ; son apparition et sa dévotion pornographique à venir. On pouvait concevoir sans peine – et c’est ce qui plaisait au pilote de drone – qu’aucune de ces filles n’existaient vraiment. Pas plus que ces hommes et femmes fuyant des zones de guerre sur de pathétiques embarcations de fortune. De son mirador céleste, le pilote de drone les surveillait. C’était la mission d’une sentinelle impuissante, son rôle était absurde. Il le voyait. Le pilote de drone déchargeait sa frustration pendant les quarts avec son goût pour les live online. Des tonnes de camgirl s’exhibaient sans rien ne pouvoir voir d’autre que leur propre image en réduction sur des écrans. Il se demandait souvent d’où elles venaient. Elles étaient étrangement moins traçables que les exilés en mouvement. Pour ces filles la mise en jeu était plus délicate à percevoir.

Le pilote de drone et la camgirl étaient faits pour s’entendre, pensa-t-il. Ils étaient invisibles aux autres et ne possédaient aucune densité d’être en dehors des écrans. Au contraire de cette matière humaine, ces invisibles serrés sur les bateaux, qui constellent l’Europe dans la plus grande indifférence et fournissent les futurs charniers sous-marins de la méditerranée. Les camgirls étaient invisibles différemment. Par un trop plein, elles étaient interchangeables et tristes. Les consommer prolongeait d’une façon devenue nécessaire ces heures de surveillance devant les écrans de son poste de pilotage. D’un sous-sol, le pilote de drone avait survolé des zones de guerre, des espaces vides, la plupart du temps sans trace de vies. On était loin des attaques en Somalie, en Erythrée, au Yémen. Il s’ennuyait et ne voyait rien. La part visible au-dessous de son drone s’escamotait en algorithmes, pixel et data. Jamais il n’y sentirait la moindre vie, à peine l’intuition de quelques mouvements ancestraux qu’il ne pouvait s’empêcher d’imprimer sur la peau de ces filles virtuelles. Tout se confondait.

Ensemble nous pourrions dire que le pilote de drone, la camgirl et le clandestin formaient une Trinité négative de l’aveuglement.

 

II

« À la fin tout me met en jeu, je reste suspendu, dénudé, dans une solitude définitive : devant l’impénétrable simplicité de ce qui est ; et, le fond des mondes ouvert, ce que je vois et que je sais n’a plus de sens, plus de bornes, et je ne m’arrêterai que je n’aie avancé le plus loin que je puis ».

Georges Bataille

 

Les drones de surveillance survolent ceux que l’on nomme les migrants. Les pilotes affectés à ces missions de reconnaissance sont en fin de parcours. Aucune étincelle de combat à prévoir. Ils survolent des hommes. Des clandestins sur des embarcations. Ils les dénombrent. C’est nocturne et plein de lassitude. Autant dire qu’ils ne voient rien.

 

III

 

L’invisible se déleste de la lumière.

 

Dans la rupture d’anévrisme tout se répand, une lumière blanche explose, une lumière à l’intérieur du crâne. Que son cerveau se mette à saigner, cela avait toujours été l’une de ses peurs profondes. L’autre était de finir comme Martin Eden, s’enfonçant dans la mer comme l’eau s’enfonce maintenant dans ses poumons. Dieu sait qu’il avait adoré le livre, mais c’est le film qui l’avait impressionné enfant. Voir Eden glisser au fond de l’océan : cela l’avait bien plus marqué que son séjour en France, cette terre d’accueil où il avait vu le film un jour. Pour lui rien de suicidaire comparé au héros de Jack London, aucune solitude, rien de tragique ou de christique, seul le désir de départ faisait le lien avec cette envie forcenée de survivre. Et de fuir à tout prix sa condition.

Se noyer c’est mourir par saccades. Ils sont à présent des centaines autour de lui à disparaître. À se débattre dans l’eau gelée, femmes, enfants, vieillards, frères. Il perçoit l’ondoiement des membres affolés. Les corps qui s’enfoncent doucement dans cette mer noire. Les lentes gesticulations désespérées de ses congénères. Leurs débattements contre l’obscur. La douleur coupante de l’eau cognant les poumons. Ses propres spasmes musculaires. Ils sont tous les pantins d’un enfer sous marin, ils tournoient doucement, la lenteur s’accélère toujours plus profondément dans une chorégraphie sacrificielle. Lui ne lutte plus, ou à peine, le corps déjà salement engourdi. Seules ses cordes vocales – par-delà la conscience et l’asphyxie – ragent d’une colère silencieuse.

Il ouvre les yeux une dernière fois, regarde, ne voit rien.

 

IV

 

Au-dessus de tous ces invisibles, ces corps déjà gonflés de flotte, un drone de Frontex, le programme européen de protection des frontières, survole dans un doux bourdon la zone de naufrage. Le drone est entouré d’âmes mortes. Jamais elles n’apparaîtront sur l’écran du pilote à moitié endormi, les yeux avachis, saturé de pensées avortées.

 

John Jefferson Selve