L’esprit du terrorisme / Baudrillard

Extraits du Monde 2007

 

 

Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l’irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l’irruption d’une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c’est-à-dire l’événement absolu et sans appel.

Tel est l’esprit du terrorisme.

Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces. Ça, c’est l’imaginaire (révolutionnaire) qu’impose le système lui-même, qui ne survit que d’amener sans cesse ceux qui l’attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu’à la mort il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement.

L’hypothèse terroriste, c’est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n’échappent eux-mêmes à l’obligation symbolique – et c’est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l’échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s’abîme dans sa propre surefficacité.

La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s’effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retournent contre lui, car les actes terroristes sont à la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d’une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu’il ne puisse exercer : celle de sa propre mort.

C’est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus.

Il faut se rendre à l’évidence qu’est né un terrorisme nouveau, une forme d’action nouvelle qui joue le jeu et s’approprie les règles du jeu pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-là ne luttent pas à armes égales, puisqu’ils mettent en jeu leur propre mort, à laquelle il n’y a pas de réponse possible (  » ce sont des lâches  » ), mais ils se sont approprié toutes les armes de la puissance dominante. L’argent et la spéculation boursière, les technologies informatiques et aéronautiques, la dimension spectaculaire et les réseaux médiatiques : ils ont tout assimilé de la modernité et de la mondialité, sans changer de cap, qui est de la détruire.

Comble de ruse, ils ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d’un jour à l’autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l’acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n’importe quel individu : n’importe quel être inoffensif n’est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c’est peut-être vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi l’événement se ramifie jusque dans le détail – source d’un terrorisme mental plus subtil encore.

La différence radicale, c’est que les terroristes, tout en disposant des armes qui sont celles du système, disposent en plus d’une arme fatale : leur propre mort. S’ils se contentaient de combattre le système avec ses propres armes, ils seraient immédiatement éliminés. S’ils ne lui opposaient que leur propre mort, ils disparaîtraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile – ce que le terrorisme a presque toujours fait jusqu’ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il était voué à l’échec.

Tout change dès lors qu’ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie à l’infini le potentiel destructeur. C’est cette multiplication des facteurs (qui nous semblent à nous inconciliables) qui leur donne une telle supériorité. La stratégie du zéro mort, par contre, celle de la guerre  » propre « , technologique, passe précisément à côté de cette transfiguration de la puissance  » réelle  » par la puissance symbolique.

La réussite prodigieuse d’un tel attentat fait problème, et pour y comprendre quelque chose il faut s’arracher à notre optique occidentale pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tête des terroristes. Une telle efficacité supposerait chez nous un maximum de calcul, de rationalité, que nous avons du mal à imaginer chez les autres. Et même dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n’importe quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures.

Donc le secret d’une telle réussite est ailleurs. La différence est qu’il ne s’agit pas, chez eux, d’un contrat de travail, mais d’un pacte et d’une obligation sacrificielle. Une telle obligation est à l’abri de toute défection et de toute corruption. Le miracle est de s’être adapté au réseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort. A l’inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus – même leur  » suicide  » n’est pas de l’héroïsme individuel, c’est un acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale. Et c’est la conjugaison de deux dispositifs, celui d’une structure opérationnelle et d’un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d’une telle démesure.

Nous n’avons plus aucune idée de ce qu’est un calcul symbolique, comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu’ont obtenu les terroristes dans l’attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains ( » Tempête du désert « ) n’obtient que des effets dérisoires – l’ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d’ailes de papillon.

Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c’est cela qui nous fait particulièrement peur : c’est qu’ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n’est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n’en ont cure, et les nouvelles règles du jeu ne nous appartiennent plus.

(…)

Cette violence terroriste n’est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l’histoire. Cette violence terroriste n’est pas  » réelle « . Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXe siècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l’image, et la lumière noire du terrorisme.

On cherche après coup à lui imposer n’importe quel sens, à lui trouver n’importe quelle interprétation. Mais il n’y en a pas, et c’est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l’ordre politique ne peut rien. C’est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste – extraordinaire en ceci qu’il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C’est en même temps le micro-modèle fulgurant d’un noyau de violence réelle avec chambre d’écho maximale – donc la forme la plus pure du spectaculaire – et un modèle sacrificiel qui oppose à l’ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi.

N’importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s’interpréter comme violence historique – tel est l’axiome moral de la bonne violence. N’importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n’était pas relayée par les médias (  » Le terrorisme ne serait rien sans les médias  » ). Mais tout ceci est illusoire. Il n’y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l’événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l’un ou l’autre sens.

L’acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l’acte terroriste, nul ne sait où il va s’arrêter, et les retournements qui vont s’ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de l’information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le  » crime  » et la répression. Et c’est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l’événement – non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l’ensemble du système, et dans la récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l’idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.

Au point que l’idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s’effacer des moeurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d’une mondialisation policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d’une société fondamentaliste.

(…)

Il n’y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n’offre qu’une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d’information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d’intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n’a pas vraiment lieu.

C’est d’ailleurs là sa raison d’être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L’attentat terroriste correspondait à une précession de l’événement sur tous les modèles d’interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique correspond à l’inverse à une précession du modèle sur l’événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l’absence de politique par d’autres moyens.